Chapitre 2 : Ça déménage…Norbert s’en étrangle.
Le réveil musical affichait huit heures, ce mercredi matin, quand Jean-Marie Fondar s’arracha des brumes du sommeil. Par la baie vitrée (du verre « intelligent » Saint-Copain, à opacification variable), un jour grisâtre envahissait l’appartement à la déco des plus zen. A côté du jeune homme, une magnifique jeune femme étira ses longs bras noirs en baillant. Comme elle s’était assise, la posture faisait saillir ses seins incroyablement pointus. Lorsque Jean-Marie avait dégrafé son soutien-gorge, la veille, ils avaient jailli comme deux diables de leur boîte.
-Mmmh, fit-elle. J’ai une réunion au Quai ce matin…faut que je file.
-On se revoit ce soir ?
-Je ne pense pas. Joël revient cet après-midi de Géorgie, sauf contrordre. Je te rappelle, de toute façon…
Elle lui fit un gentil bisou sur la joue, avant de se diriger vers la salle de bain. En la voyant onduler de la croupe, qu’elle avait superbement rebondie, le journaliste eut une érection. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir fait cracher l’aspic au cours des dernières heures. Comme Secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme, Amara N’Diaye ne servait pas à grand chose, mais la donzelle s’y entendait à faire tenir les hommes bien droit !
Ils s’étaient rencontrés une semaine plus tôt, et c’était leur première partie de jambes en l’air. La mission extraordinaire de Joël Mézy, haut fonctionnaire du Quai d’Orsay envoyé dans le Caucase, avait eu au moins le résultat concret d’ajouter une paire de cornes à la diplomatie française.
Après avoir enfilé son caleçon et admiré sa silhouette dans un miroir en pied (épaules musclées, tablettes de chocolat, biceps et mollets bien dessinés…pas mal, le mec), Jean-Marie alluma son grand écran plasma et mit CTI, la Chaîne tout infos. La présentatrice évoquait bien évidemment l’affaire « Fantômarx », tandis que d’autres nouvelles jugées secondaires défilaient dans une bande au bas de l’écran : faillites, chômage et licenciements (en hausse), catastrophes naturelles et crashes d’avions (en hausse aussi), pouvoir d’achat, CAC 40, Dow Jones, Nikei, moral des ménages et popularité du gouvernement (en baisse), tensions politiques un peu partout…la routine de ce Monde merveilleux du début du XXIe siècle.
« La progression de l’enquête permet aujourd’hui de reconstituer le mode opératoire de l’assassin, ou plutôt des assassins, de Florence Parigot et de ses adjoints. Tout a commencé il y a dix jours, lorsque un groupe d’hommes armés et cagoulés a fait irruption en pleine nuit dans la maison de François Delair, moniteur de parachutisme. Lui-même, sa femme et ses deux enfants, ont été séquestrés dans la cave de leur pavillon de banlieue, et reçurent l’ordre de faire croire que Madame Delair et ses deux filles étaient parties en vacances… »
Suivait une déclaration de Madame Delair :
« Ils n’ont pas été brutaux, mais on a vite compris qu’ils ne plaisantaient pas. Alors on a fait tout ce qu’ils ont dit…si on avait su ! [Larmes et gros plan sur le visage ravagé] »
Le commentaire enchaîna aussitôt, avec divers plans d’illustrations :
« Le plus étonnant vient ensuite : un homme aurait, pendant plus d’une semaine, pris la place de François Delair, et travaillé au para-club de Crobeuil, où s’entraînaient Mme Parigot et ses collègues, sans que quiconque s’aperçoive de la substitution ! »
Propos d’un autre moniteur de saut du club :
« Avec le recul, évidemment, je peux toujours dire que l’attitude de François m’avait semblé bizarre…Il était moins gai et plus distant que d’habitude. Mais je mettais ça sur le compte de la mission qu’on lui avait confiée. Bon Dieu, si j’avais su ! » [Gros plan sur les yeux embués]
Le reportage se poursuivit :
« Juste avant le décollage, c’est donc le faux François Delair qui se charge des ultimes vérifications. Il en profite pour placer des charges explosives avec détonateur altimétrique dans les parachutes de ses collègues, et enduit les suspentes de celui de Florence Parigot d’un acide à effet retardé. »
Il y eut ensuite un montage d’images prises sur le vif et d’infographies, que Jean-Marie avait vues cent fois. Il avait beau se la jouer devant les autres, il ressentit un vilain frisson en revivant toutes ces horreurs. Le téléspectateur moyen ne pouvait évidemment se rendre compte de la réalité des faits.
« Qu’est devenu le faux François Delair ? Selon divers témoin, il aurait atterri dans la forêt de Château-Goupil, où les gendarmes ont effectivement retrouvé les débris incendiés de son parachute et de sa combinaison. La police scientifique est au travail, mais les experts se déclarent sceptiques quant à l’utilisation de ces indices. En tout cas, l’individu semble s’être littéralement volatilisé dans la nature. »
La présentatrice revint à l’écran, avec la mine grave de circonstances :
« Les obsèques de Florence Parigot, Vincent Bonnet et Didier Pillauret seront célébrées en l’Eglise Saint Sulpice, demain jeudi. Mais tout de suite, nous allons diffuser une interview d’Estelle Dubin-Marie, Ministre de l’Intérieur… »
La Ministre apparut, toujours très chic dans son tailleur écru et chemisier blanc. Mais l’on pouvait s’interroger sur l’urgence de diffuser les propos des plus convenus qu’elle entreprit de débiter :
« Crime abominable…acte terroriste inqualifiable…tous les moyens sont mis en œuvre…les coupables seront retrouvés et châtiés… »
Jean-Marie n’écoutait plus que d’une oreille, quand Amara N’Diaye vint enrouler les lianes noires de ses bras autour de son torse. Elle avait enfilé ses sous-vêtements mauves ultra-sexy, et sentait bon le gel douche parfumé. Le frottement de son corps souple contre le sien réveilla une fois de plus le fidèle camarade qui sommeillait dans son caleçon.
-Tu es sûre d’être si pressée ? grommela le journaliste en lui pelotant les fesses.
Elle gloussa et l’embrassa goulûment, avant de se figer, les yeux écarquillés. Jean-Marie se retourna d’un bloc. A l’écran, Estelle Dubin-Marie avait cédé la place à un étrange personnage, filmé en plan américain, sur fond de musique insolite rappelant les grandes orgues d’une cathédrale. Il était vêtu d’une chemise grise à col Mao, et sa tête était entièrement recouverte par un masque rouge, lisse et légèrement brillant, avec ce qui ressemblait à une petite étoile dorée sur le front. Des trous laissés pour les yeux, les narines et la bouche. Un regard fixe et inquiétant, presque non humain. Derrière lui n’apparaissait qu’un mur bleu, sans la moindre aspérité. Le tout dégageait un effet hypnotique quasi immédiat.
« Peuples de France, d’Europe et du Monde, c’est moi, Fantômarx, qui vous parle en cet instant… » La voix était au moins aussi troublante que le reste de l’apparition. Grave, légèrement métallique. A mi-chemin entre Dark Vador et Carl, l’ordinateur rebelle de 2001, l’odyssée de l’espace.
« C’est bien moi qui ai mis un terme à la triste carrière de la patronne de l’UEDF et de ses acolytes. Elle a payé pour les autres parasites de son espèce, qui s’engraissent de par le Monde du sang des travailleurs, pour le seul profit de quelques-uns, tandis que les conditions de vie du plus grand nombre se détériorent. C’est aux puissants de ce Monde que j’ai déclaré la guerre, à ceux qui vous exploitent, qui détruisent la planète…Je ne suis pas un terroriste, mais un authentique résistant au Nouvel ordre mondial dont vos dirigeants sont les complices. L’argent ne m’intéresse pas davantage. J’en possède suffisamment pour mener à bien mes projets. Quiconque s’opposera à moi, ou aura l’heur de me déplaire, pourra s’attendre au pire. Quiconque me prêtera main-forte contribuera à la naissance d’un Monde meilleur, et sera richement récompensé. Mesdames et messieurs les puissants, vous cesserez bientôt d’être les maîtres du Monde ! »
Il conclut par un ricanement sardonique des plus effrayants.
*
En ce mercredi après-midi, l’ambiance du Conseil des Ministres était des plus tendues. Le président Zarkos ne semblait avoir gardé de ses vacances qu’un solide bronzage, et tressautait de tous ses membres sur sa chaise, au risque de faire choir le petit coussin qui lui permettait de dominer d’une tête l’ensemble de ses ministres. Estelle Dubin-Marie en prenait pour son matricule :
-C’est tout de même extraordinaire ce que vous nous chantez là ! Est-ce que vous trouvez normal que ce guignol vienne nous narguer sur presque toutes les chaînes de télé câblées et sur Internet ? Et vous n’avez toujours aucune piste ! Si on compte la gendarmerie, la police nationale, la DCRI [Direction centrale du renseignement intérieur], vous avez presque 270 000 fonctionnaires sous vos ordres ! Et ils ne trouvent rien depuis une semaine !
La Ministre de l’Intérieur encaissa sans broncher l’attaque présidentielle, sous les yeux de ses collègues plus ravis que solidaires. Mais l’agacement commençait à pointer. Comme d’habitude, Lucas Zarkos se croyait dans une série américaine, genre Les experts ou 24, où tout était résolu avec célérité et efficacité au mépris du vraisemblable.
-Monsieur le Président, répliqua-t-elle d’une voix qui chuintait la fin des mots, les choses ne sont pas simples. Nous avons visiblement affaire à une organisation redoutable, à côté de laquelle le groupe « Action directe », les terroristes gauchistes d’il y a vingt ans, fait figure de bande de pieds-nickelés. Le piratage des réseaux a été effectué par un système informatique très puissant, associé à un brouilleur. Une série de routeurs différents ont été mis en batterie pour brouiller les pistes, à l’échelle de la planète, et depuis des pays difficiles à contrôler : Fidji, Transnistrie, Abkhazie…
-Et le triple meurtre de la semaine dernière ? s’enquit le Premier Ministre Frédéric Follin, qui avait l’air de s’ennuyer souverainement sous la longue mèche noire pendant sur son front. Rien de neuf non plus ?
-Hélas non…les analyses de la police scientifique n’ont rien donné de significatif. Quant au reste, nous surveillons toutes les organisations suspectes : réseaux gauchistes, écologistes radicaux, même islamistes. Mais comme chaque affaire qui défraye la chronique nécessite aussitôt une mobilisation à des fins médiatiques, nous pouvons difficilement travailler dans la sérénité. Les forces de l’ordre ont aussi d’autres tâches. D’autant que les coupes budgétaires…
Patrick Worms, Ministre du Budget et apôtre d’une rigueur qui refusait de dire son nom, tiqua immédiatement :
-Est-ce vraiment le moment de revenir sur des choix fondamentaux et nécessaires, qui…
-Ça suffit ! coupa sèchement Zarkos. La situation est grave, et vous vous chamaillez comme des gamins…c’est nul ! Qu’est-ce que je peux faire, qu’est-ce que je dois faire, avec une équipe pareille ? Comme si on n’avait pas assez d’emmerdes sur le dos, sans ce Fantômax !
-Fantômarx, corrigea la Ministre de l’Intérieur.
Zarkos bondit comme si on l’avait piqué :
-Ouais, c’est ça ! Faites de l’esprit ! Je me fous du nom de ce croquemitaine ! Chopez-le, c’est tout ce que je vous demande. Quant aux funérailles des trois victimes, elles devraient attirer pas mal de gens importants, dont moi. » Il eut un petit rire d’autosatisfaction, avant de froncer ses sourcils en accent circonflexe :
-Alors je vais vous dire une chose : vous avez intérêt à ce que tout se déroule sans incident ! »
*
Extrait d’un article de Mylène de Castelbougeac, paru dans Paris Challenge :
« Evidente contraction de Fantômas et de Karl Marx, le nom de « Fantômarx » a été pour la première fois employé par le journal d’extrême-droite Candide , dans les années trente, pour désigner Max Dormoy, Ministre de l’Intérieur du Front Populaire. Quelques créateurs artistiques italiens et allemands l’ont également repris à partir des années soixante. Si la phraséologie et les choix symboliques de mise en scène évoquent bien sûr l’extrême-gauche, on peut toutefois se demander si telle est l’orientation idéologique réelle de l’homme qui a si bien réussi à occuper le devant de la scène médiatique. Pour ma part, j’opterais plutôt pour un mégalomane populiste, et j’en rirais certainement si je n’avais été couverte moi-même du sang de ses victimes. Fantômarx, homme ou organisation, personnage réel ou simple image de synthèse, n’est rien d’autre qu’une manifestation du Mal à l’état pur. Jeudi prochain, toutes nos pensées doivent aller vers Florence Parigot, Vincent Bonnet, Didier Pillauret et leurs familles, martyrs d’une libre entreprise que notre pays a trop longtemps méprisée. »
*
Le soleil déclinait doucement en cette lumineuse soirée de septembre, quand Norbert Pita donna congé à son chauffeur et garde du corps devant la porte cochère de son bel hôtel particulier de la rue des Saintes-Mères. Il avait fait un tour à Saint-Sulpice, histoire de se montrer aux funérailles de la grognasse et des deux crétins, mais ces bêcheurs de grands patrons l’avaient accueilli avec une moue dégoûtée. Il s’était rabattu sur ses copains du show-biz et de la politique, serrant la louche à Zarkos, son épouse Carola et quelques pontes du Parti de la Majorité Unie. Pas mal de ces pingouins se prenaient pour des héros, parce qu’ils assistaient à des obsèques placées sous haute surveillance policière. Comme s’ils pouvaient courir quelque risque que ce soit, avec le déploiement de forces et le luxe de précautions dont l’évènement avait été entouré. Quelle bande de nazes !
La face gouailleuse de Norbert Pita se fendit d’un large sourire. Le plus important de la journée avait eu lieu : les 285 millions d’euros qui lui revenaient, nets de toute créance, venaient d’être versés sur un compte personnel aux Iles Caïmans. Il pouvait dire merci au copain Zarkos, qui avait fait plier la Société de Crédit du Rhône avec laquelle il était en procès depuis dix ans. Finies, les années minables passées à cachetonner dans des séries télé à deux balles, ou à pousser la chansonnette avec rappeurs enfumés genre « Mr Dermato ». La fortune était de retour, et l’ex-idole des années fric allait fêter ça ce soir dans l’intimité avec sa dernière conquête, la superbe Sabrina Monucci. Norbert Pita fréquentait la belle actrice italienne depuis près d’un mois, et en était littéralement dingue. Non contente d’avoir un corps de déesse (une vraie femme, pas une de ces mochetés anorexiques qui remplissaient les magazines de mode), Sabrina cuisinait à merveille et débordait d’humour. Elle avait promis de lui faire ce soir sa spécialité –et son régal à lui- des lasagnes bolognaises, avec diverses gâteries en dessert. Il en salivait d’avance.
Norbert Pita traversa d’un pas léger la cour pavée de l’immeuble, jetant un œil distrait sur la fenêtre illuminée de la loge du concierge. Il remarqua la présence d’une fourgonnette bleue de livraison dans un coin de la cour, dont la raison sociale lui arracha un sourire :
DEM’RAPIDE
Le déménagement qui speede !
En voilà un qui s’était foulé à le trouver, son slogan ! Déduisant que M. Jules, le concierge, avait fait appel à cette vaillante petite entreprise pour une tâche quelconque, Norbert tapota le digicode de l’entrée principale et pénétra dans le hall. Il grimpa quatre à quatre l’escalier de marbre menant au premier étage, dont il avait fait ses appartements privés. Il sonna, juste pour le plaisir de voir la pulpeuse brune lui ouvrir la porte. Rien. Aucun bruit.
Norbert en fut quitte pour sortir ses clés et pousser lui-même le lourd battant à renfort d’acier qui le protégeait du monde extérieur et de ses emmerdements.
-Ma puccina, tu es là ?
Silence pesant. Il resta un moment immobile dans le grand vestibule, en la seule compagnie des plantes vertes et d’un tableau aussi abstrait qu’hors de prix.
« Elle doit vouloir me faire une blague, la petite garce…j’espère qu’elle ne va pas me faire le coup des trois cents « copains » qui t’attendent en braillant dans le salon. J’avais dit, rien que nous deux ! »
Après avoir accroché sa veste dans la penderie, il passa dans le couloir bien éclairé. Une bonne odeur de lasagnes flottait depuis la cuisine, ce qui le rassura quelque peu. Mais un léger frôlement, une petite toux en provenance du salon éveilla sa méfiance. Il faillit dégainer son portable et appeler le concierge, mais se retint au dernier moment :
« Allez bonhomme, tu vas pas jouer les tapettes ; t’es chez toi, et y a que toi et ta nana qui peuvent y entrer ! »
Il entra au salon, et s’immobilisa aussitôt.
*
Sabrina l’attendait, comme il l’avait craint, avec d’autres gens. Mais ce n’était pas du tout comme ça qu’il avait imaginé la surprise.
La belle Italienne, en nuisette transparente et sous-vêtements affriolants, était bâillonnée et ligotée sur un fauteuil Louis XV par des bandes adhésives. Deux types en combinaison moulante noire et cagoules de la même couleur se tenaient de part et d’autre de la femme. L’un d’eux maintenait une large lame d’acier sous le menton tremblant de Sabrina. L’autre pointait un pistolet à silencieux sur Norbert. Mais c’était surtout le troisième gaillard qui retenait l’attention. Un peu en retrait, à proximité d’une table basse où un ordinateur portable était en fonction, un grand homme en costume gris et masqué de rouge se tenait debout.
-Oui, c’est bien moi, Fantômarx, dit-il de la même voix grave et métallique qu’à la télé et sur le Net. Nous nous sommes permis, avec mes compagnons, de venir participer à votre petite fête.
Norbert resta un court instant pétrifié de surprise, mais le cogneur qu’il était reprit vite le dessus :
-Ecoute bonhomme, toi et tes potes, je crois que vous regardez trop de conneries à la télé. Alors je vais être sympa : vous arrêtez les frais et vous dégagez, point barre…
Mais comment avaient-ils pu pénétrer ainsi chez lui ? Il y avait deux digicodes et deux portes blindées, le concierge, le système d’alarme…
-Vous vous demandez certainement comment nous avons pu ainsi violer votre refuge, M. Pita ? reprit Fantômarx, qui paraissait lire dans ses pensées. Disons qu’il est toujours possible de tromper un concierge, et de neutraliser la meilleure des alarmes.
Entre la peur et la rage, Norbert Pita choisit la seconde :
-Putain, faut vous le dire en quelle langue, les déguisés ? Vous allez me foutre le camp tout de suite !
-Sinon quoi ?
L’homme au masque rouge fit un léger signe à celui de ses comparses qui tenait le couteau. Celui-ci augmenta sa pression sur la gorge de Sabrina, dont le cri de douleur fut étouffé par le bâillon. Elle pleurait, et du rimmel barrait ses joues de longues traînées sombres. Quant au pistolet de l’autre individu, son silencieux semblait briller d’un éclat menaçant sous le lustre halogène. Les poings serrés, Norbert Pita comprit enfin que la partie n’était pas jouable…
-Bon, d’accord, les gars. Ne lui faites pas de mal. C’est mon pognon que vous voulez ? Je croyais que ça ne vous intéressait pas ! Je me disais aussi…
Fantômarx leva une main impérieuse, gantée de noir :
-Suffit ! Mon temps est précieux, et je vous conseille de ne pas me le faire perdre. Vous voyez cet ordinateur ? Il est connecté sur le site de la banque où vous avez déposé le magot volé aux contribuables de ce pays. Il nous manque juste votre numéro de compte, et le code d’accès confidentiel. Prenez place…
Il tira une chaise dessinée par Philippe Crack, le célèbre designer, et Norbert vint s’y asseoir en frémissant de colère contenue. Il cherchait désespérément un moyen de neutraliser ces salopards, mais n’en trouvait aucun. Le regard éperdu que lui lança Sabrina acheva de le convaincre d’obéir. Il composa donc les chiffres demandés.
-Voilà, j’y suis…et maintenant ?
-Vous allez effectuer un virement immédiat sur le compte que voici…
Fantômarx posa près du clavier un bout de papier mentionnant la « Banco Popular de Caracas », avec un numéro de compte et un autre code d’accès.
-Et ne me dites pas que c’est impossible. Votre banque des Iles Caïmans permet sans problème et en quelques clics d’accomplir cette opération. C’est un des plus hauts lieux du recyclage de l’argent sale. Vous avez toujours eu bon goût, M. Pita.
Norbert n’aima pas du tout le petit ricanement de l’homme au masque rouge.
-Vous êtes sacrément bien renseigné…
-Et ne comptez pas sur moi pour vous dire comment. Faites ce que je vous ai dit, et vite. A la moindre fausse manœuvre, votre ravissante amie risque de perdre son surnom de « bellissima » !
Les autres gars se raidirent, sans prononcer le moindre mot, et Norbert s’empressa de faire ce qu’on lui demandait. Son teint bistre avait viré au gris clair quand l’un des deux cagoulés commença à l’attacher à sa chaise, avec le même ruban adhésif que pour Sabrina. Avant qu’on le bâillonne à son tour, il demanda :
-Je peux quand même savoir ce que vous allez faire de mon fric ? Vous avez dit à la télé que vous n’en aviez pas besoin.
-Cet argent, qui je le répète n’est pas le vôtre, va transiter par la Banco Popular avant d’être placé dans divers établissements financiers off shore, puis utilisé à des fins que je jugerai bonnes. Organisation caritatives, syndicats et partis révolutionnaires, fonds pour la préservation de l’environnement, recherches sur les alternatives aux hydrocarbures, etc…Vous n’êtes pas le premier parasite que je sanctionne ainsi ; mes circuits sont maintenant bien rodés.
-Un Robin des Bois du XXIe siècle : chapeau, bonhomme ! Mais tu m’as ruiné. A ce petit jeu, tu vas décourager la poule aux…
La bande adhésive vint lui sceller les lèvres. Fantômarx reprit, les yeux flamboyants :
-Encore une fois, vous et vos pareils, vous vous prenez pour des créateurs de richesse. S’il est de vrais chefs d’entreprise, des capitaines d’industrie qui méritent le respect, vous n’en faites certainement pas partie, M. Pita. Vous incarnez ce que les années 1980 ont créé de plus médiocre : d’infâmes arrivistes, des charognards repreneurs et revendeurs de vraies richesses et de savoir-faire, relookés et vendus sans profit pour les salariés, le plus souvent jetés à la casse sociale. Vous êtes le Stavisky de notre époque : un voleur sans honneur. C’est pourquoi j’ai tenu à vous punir, et pas seulement en vous frappant au portefeuille…
Il fit un nouveau geste en direction de l’homme au couteau. Celui-ci promena sa lame le long du corps entravé de Sabrina, qui frémit au contact de l’acier. Norbert eut un sursaut d’indignation, et poussa un rugissement que le bâillon contint avec peine. Sa fureur se mua en surprise quand le couteau cisailla les bandes collantes sans blesser la captive. En quelques instants, Sabrina Monucci était libre, et arracha elle-même son bâillon.
-Houlà, ça fait mal, votre cochonnerie ! s’exclama-t-elle de sa belle voix un peu rauque, en faisant virevolter sa longue et superbe chevelure noire aux reflets acajou.
Sans un regard pour le malheureux Norbert, suffoqué, elle enlaça l’homme au couteau et lui dit tendrement :
-Tu sais que tu m’as vraiment fait peur, mon chéri ?
L’homme ôta sa cagoule, et Norbert eut un nouveau sursaut de surprise indignée en reconnaissant le gars. Cette salope et ces enflures l’avaient bien eu !
La colère fit place à l’épouvante quand il sentit qu’on lui passait une mince cordelette autour du cou. L’autre encagoulé s’était placé derrière sa chaise, et commençait à serrer.
*
Quand Nanard le clodo émergea d’un sommeil aux vapeurs éthyliques, en cette froide matinée, il ne remarqua pas tout de suite ce que son chien avait senti. Le bâtard se mit à japper et le tira par la manche pour le faire sortir de son duvet puant.
« Ooh, tu fais chier, Mickey…Si c’est le déj’ que tu veux, je…
Quelque chose accrocha son regard, du côté d’une des piles du pont de l’Alma, près duquel il avait trouvé refuge pour la nuit, en compagnie d’autres épaves humaines venues de tous les horizons géographiques et sociaux. Il lui fallut quelques instants pour accommoder, avant de réaliser ce qui se balançait là-bas, accroché à la statue du Zouave qui avait fait la célébrité de l’ouvrage.
*
Les policiers qui remontèrent le corps pendu de Norbert Pita ne pouvaient pas manquer l’écriteau accroché à son cou, qui rappela aux plus cultivés le vieux slogan des émeutiers du 6 février 1934 :
MORT AUX VOLEURS !
Signé : Fantômarx
A suivre…
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