Victime de la mode
Extrait de l’article de Jean-Marie Fondar, dans Le Beaumarchais du jeudi 2 octobre :
« Un spectre hante l’Europe, et il s’appelle Fantômarx. L’assassinat de Gustave-Anatole Teillère, président de l’UEE (Union des Entrepreneurs d’Europe), enlevé en plein Londres par de faux « bobbies » sous l’œil indifférent de plusieurs caméras de surveillance, prouve que notre pays n’est pas le seul visé par ce criminel.
« Le malheureux, retrouvé hier pendu sous Tower Bridge, a donc connu le sort infâmant de Norbert Pita, et rejoint dans la mort Florence Parigot, à laquelle il avait cédé son fauteuil de président de l’UEDF en 2006. Si de nombreux déséquilibrés se sont disputés l’honneur macabre de revendiquer le crime, Fantômarx lui-même n’a pas manqué de le signer, et d’inonder à nouveau, en toute impunité, le réseau Internet de ses discours anticapitalistes.
« Et où en est l’enquête, qui mobilise paraît-il nos plus fins limiers et nos techniques les plus avancées ? Faustine Morteil, directrice centrale de la Police judiciaire, affirme que plusieurs pistes intéressantes sont suivies, et que la coopération de nos partenaires britanniques est aussi active qu’efficace, dans le cadre d’Europol. Nous ne doutons certes pas de sa parole, ni du professionnalisme des agents chargés de l’enquête, mais force est de constater qu’un assassin, se réclamant d’une idéologie d’un autre âge, en est à son cinquième meurtre de personnalité en à peine un mois, et qu’il court toujours…Et quid de la disparition mystérieuse de Sabrina Monucci, la « bellissima », qui fréquentait depuis peu Norbert Pita ? D’après le concierge de l’hôtel particulier où résidait ce dernier, c’est elle qui aurait fait entrer les faux déménageurs qui l’ont assailli et anesthésié à l’aide d’un pistolet à fléchette hypodermique. Faut-il la ranger parmi les victimes, ou les complices du Monstre au masque rouge ?
« En tout état de cause, la « Fantômarx mania » qui sévit maintenant sur le Net, où l’on vend déjà des masques, des tee-shirts et autres babioles à l’effigie du criminel, où des sites à sa gloire se multiplient, sont symptomatiques de la déliquescence morale qui ronge notre société… »
*
Farida Cherki, Ministre de la Justice, aurait pu être jolie sans ses dents trop longues, et surtout sans cette lueur agressive qui enflammait en permanence ses yeux noirs comme des olives. Elle portait en elle une flamme inextinguible de hargne et d’ambition, qui lui avait desséché l’âme et le corps. Issue d’une modeste famille tunisienne, Farida était parvenue au poste prestigieux de Gardes des Sceaux par un mélange d’obstination et d’absence totale de scrupules qui l’avait faite remarquer du nouveau président Lucas Zarkos. Sensible à ces « qualités » dont il était lui-même abondamment pourvu, le Chef de l’Etat avait tenu à faire de cette femme le symbole d’une intégration réussie.
Ce matin-là, elle recevait au Ministère, 13 place Vendôme, un employé de chez Christophe Rodi, le grand couturier dont elle était devenue l’égérie politique depuis la victoire de Lucas Zarkos.
-Celle-ci vous très bien, Madame la Ministre…
Farida adoptait diverses poses dans une robe fuschia, assez courte, qui mettait en valeur ses jambes fines gainées de bas résilles de la même couleur. Elle faisait claquer les talons de ses escarpins sur le plancher impeccablement ciré, dans une sorte de valse féminine et solitaire dont seuls son grand miroir et l’employé de Rodi étaient les témoins.
Ce n’était pas là sa première séance d’essayage, qu’il s’agisse de vêtements ou de bijoux. Depuis son arrivée place Vendôme, le budget « représentation » du Ministère de la Justice avait littéralement explosé. Elle connaissait bien l’homme qui lui prodiguait avis et conseils esthétiques, et avait exigé que ce soit toujours lui qui s’occupe de sa précieuse personne. Michel était beau garçon, grand, avec une belle voix douce et des manières suffisamment efféminées pour la mettre en confiance.
Ce jour-là, Farida le trouvait plus viril que d’habitude : un timbre de voix plus grave, légèrement métallique, un regard plus dur et volontaire, des gestes moins souples quoique toujours précis. Cela ne la dérangeait pas, au fond, d’autant qu’il paraissait vraiment attentif à sa personne. La Ministre de la Justice adorait séduire.
-Vous êtes sûr ? minauda-t-elle. Je reçois la presse dans quelques instants, il faut que je me décide…ça ne fait pas un peu…vulgaire ?
-Pas du tout, Madame la Ministre. Très sexy, mais pas vulgaire. Avouez que cela dynamite l’image désuète que l’on se fait d’ordinaire de votre fonction.
-Mmoui…vous avez raison ! Je garde celle-là…Je me sens très bien dedans.
-J’en étais certain, Madame la Ministre. Plus vous la porterez, mieux vous vous sentirez. C’est un cadeau de la maison, bien sûr !
*
Une demi-heure plus tard, trois personnes attendaient d’être reçues dans l’antichambre de la Garde des Sceaux. La blonde Mylène de Castelbougeac, de Paris Challenge, la brune Bérénice Joly-Montagne, journaliste à Belle d’Aujourd’hui, et le photographe hyper tendance Paul-Jean Tiégault, le poil toujours aussi ras que peroxydé.
Un huissier à la mine sinistre ouvrit la porte de communication :
-Madame la Ministre prie M. Tiégault d’entrer. Nous commencerons par les photos, puis nous passerons à l’interview proprement dite…
Restées seules, les deux journalistes, par ailleurs bonnes copines, se sentirent plus à l’aise pour parler. Bérénice en particulier semblait en veine de confidences.
-Tu crois qu’il y a des micros, ici ? chuchota-t-elle.
-Il y en a partout, ma pauvre ! répondit Mylène d’un air faussement inquiet. Pourquoi ?
-Oh, il faut que j’en parle à quelqu’un…Tu me promets de la garder pour toi ?
-Si tu me promets l’exclu quand tu voudras le faire savoir, c’est d’accord.
-Tope là !
Elles firent claquer leurs mains fines et impeccablement soignées. Bérénice prit une inspiration profonde, en plissant ses lèvres pulpeuses, avant de lancer, à voix basse et dans un souffle :
-J’ai un nouvel amant.
Mylène prit l’air blasé :
-Encore ? Est-ce le type que j’ai entrevu à Bordilly, le jour où…
-Non, la coupa Bérénice, un peu agacée. Si tu parles du chauffeur de Jean-Loup, c’est de l’histoire ancienne…
Depuis trois ans, Bérénice Joly-Montagne, ex-présentatrice vedette du journal de 20h de la deuxième chaîne, était l’épouse de Jean-Loup Borlouis, ex-Ministre des Affaires sociales passé depuis à l’Environnement. Elle avait quitté les petites lucarnes pour ne pas faire trop jaser sur les liaisons dangereuses entre médias et politique, et s’ennuyait ferme dans son nouveau double job : journaliste dans un magazine de chiffons, et femme d’un alcoolo notoire réduit à jouer les utilités à un poste fantoche.
-Je te parle de quelque chose de sérieux, poursuivit-elle. Mais problématique…
-Alors, qui donc ?
-Laurent Carrel.
-L’acteur ? L’ex de Sabrina Monucci ?
-Oui.
-Je croyais qu’il était inconsolable d’avoir été plaqué par sa femme, et encore plus malheureux de sa disparition ! Il est vraiment des chagrins aussi intenses que provisoires. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr…
*
Paul-Jean Tiégault commençait à se sentir mal à l’aise. Il avait l’habitude des stars, des mannequins vedettes aux caprices proportionnels à leur notoriété, mais là…La Garde des Sceaux battait des records. Elle ne tenait pas en place, contestait en permanence les choix de ses poses et imposait les siennes, de plus en plus langoureuses. Et cette robe ! C’était franchement limite…Lorsqu’elle s’allongea sur son bureau, jambes repliées, buste en avant, avec un stylo entre les lèvres, il ne put se contenir davantage :
-Madame la Ministre, je n’ai rien contre un peu de décontraction, mais là…
-Mais là quoi ? Je ne suis pas assez séduisante ?
Elle se redressa, les yeux étincelants comme des poignards. Il remarqua la fine pellicule de sueur qui faisait briller son front, et les frémissements incontrôlables qui parcouraient son corps mince.
-Je ne te plais pas, c’est ça ? Mais vu tes mœurs, ça ne m’étonne pas ! Je ne plais qu’aux mecs, moi, aux vrais !
Tiégault blêmit. Il commença aussitôt à ranger son matériel.
-Madame, je n’aime pas le ton que vous employez. Nous allons mettre un terme à ceci, et si je puis me permettre…
-Tu ne te permets rien du tout, la tarlouze ! Barre-toi, avec ton matos de merde ! J’ai du boulot, moi !
*
Dans l’antichambre, les deux jeunes femmes entendirent des éclats de voix qui interrompirent net leur conversation pourtant passionnante. Lorsque l’huissier interloqué s’effaça devant le photographe, celui-ci franchit la porte en coup de vent :
-Faites gaffe à vous les filles, fit-il, écarlate. Elle est en forme aujourd’hui !
-Faites entrer les deux nanas ! cria Farida Cherki dans son dos. J’ai assez perdu mon temps avec ce pédé !
Mylène et Bérénice restèrent interdites devant un huissier de plus en plus décontenancé.
-Peut-être conviendrait-il de reporter notre interview, commença timidement Bérénice.
Farida elle-même surgit soudain dans l’encadrement de la double porte à dorures, bousculant l’huissier.
-Alors, le pingouin, t’as pas entendu ? Faut que je fasse tout moi-même, ici ! Allez les filles, c’est par ici qu’on s’amuse !
Elle le poussa littéralement dehors, avant d’entraîner les journalistes à sa suite et de claquer la porte derrière elles.
-Et qu’on ne me dérange pas ! hurla-t-elle.
Les deux jeunes femmes se crurent plongées dans un rêve absurde. Etait-ce vraiment la Garde des Sceaux, l’un des plus hauts personnages de l’Etat, qui les recevait dans cette tenue de poupée Barbie, avec des gestes et des propos aussi vulgaires ? Mylène était très mal à l’aise, et constata avec inquiétude la pâleur maladive de Farida Cherki. Il y avait quelque chose d’anormal, pour sûr, dans son regard exalté.
-Asseyez-vous ! ordonna la Ministre en leur désignant deux fauteuils Empire.
Quand elles se furent exécutées, au comble de la gêne, Farida Cherki vint s’asseoir sur son bureau en acajou, face aux deux journalistes. Elle balançait ses jambes comme une gamine, affichant un sourire bizarre.
-Bon, alors…c’est quoi vos questions ?
Mylène s’efforçait de garder un ton posé, mais sa voix tremblait légèrement :
-Nous vous les avons envoyées il y a trois jours, Madame…
-Madame la Ministre !
-Heu oui, pardon…
-Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper. J’ai du boulot, moi ! Alors, rappelez-moi le topo, qu’on en finisse !
Mylène et Bérénice échangèrent un regard désemparé. Fallait-il vraiment continuer, ou partir en courant ? Elles commençaient à comprendre pourquoi tant de collaborateurs de Farida Cherki avaient claqué la porte du ministère depuis son entrée en fonction, l’année précédente. Elles n’auraient jamais cru que c’en était à ce point-là.
-Eh bien, commença timidement Bérénice, nous pensions nous entretenir avec vous de vos réformes, notamment de la carte judiciaire, mais aussi de vos goûts et de vos passions en tant que femme, enfin, vous voyez…
Farida se radoucit soudain, et secoua ses cheveux noirs coupés au carré comme un animal qui s’ébroue :
-Oh, oui ! Mes goûts, mes passions ! Ça c’est intéressant ! Allez-y, les filles, lancez vos magnétos. Et pas de « off » entre nous, hein ?
Elle pouffa de rire telle une gosse. Les deux journalistes mirent en route leurs appareils. « On tient le scoop du mois, ou le désastre politique de l’année, songea Mylène. A moins que cela ne soit la fin de notre carrière ! »
-Vu le thème choisi par Madame la Ministre, je te suggère de commencer, dit-elle lâchement à sa collègue. Cela relève davantage des attentes de ton journal…
-Merci, grimaça Bérénice avant de s’éclaircir la voix. Bon, eh bien…Madame la Ministre, le poste que vous occupez vous laisse-t-il un peu de temps pour vos loisirs, votre famille ? On vous dit entièrement absorbée par votre tâche.
-C’est vrai ! s’exclama Farida Cherki. Depuis que je suis place Vendôme, je n’ai plus une minute à moi. Je ne m’appartiens plus.
« C’est bien ce qui me semblait », pensa Mylène avec ironie.
-Je ne vis que pour ma tâche, celle pour laquelle il m’a désignée…
Elle releva la tête, légèrement penchée de côté, les yeux dans le vague.
-Vous voulez parler du Président de la République, je suppose ?
-Mais non, du Pape ! Je parle de Lucas, bien sûr. C’est grâce à lui que je suis là. Nous sommes pareils, lui et moi. Partis de rien, arrivés tout en haut…
-Si je puis me permettre, coupa Mylène, votre parcours a été plus difficile que le sien.
-Pourquoi ? Parce que je suis d’origine maghrébine, avec des parents illettrés, et toute une smala de frères et sœurs ? Y en a marre de ce misérabilisme !
-Heu…ce n’est pas ce que je voulais dire…
-Alors ne dites rien ! On parlait de quoi, déjà ?
Bérénice se râcla la gorge :
-Hum…nous parlions…vous évoquiez vos liens avec le Président…
-Oh, oui, lâcha la Ministre dans un souffle. Lucas. Je l’appelle ainsi. Son ex-femme et moi nous étions super copines. Deux sœurs. Pas comme cette traînée, là…cette ritale…
Mylène et Bérénice faillirent s’en étrangler :
-Carola Biondi ?
-Oui, cette salope qui se prend pour une chanteuse ! Quand je pense que Lucas m’a refilé son CD pour que je l’écoute pendant mes vacances. A la poubelle, oui !
Ses yeux étincelaient d’une rage meurtrière.
-Vous savez ce qu’elle m’a fait, cette pute ? Après son arrivée à l’Elysée, elle a tenu à me montrer leur lit, dans les appartements présidentiels, et elle m’a dit : « tu aimerais y avoir été, n’est-ce pas ? »
-Eh bien, je…
-Car elle sait que je l’aime. C’est fou comme je l’aime…c’est beau comme je l’aime !
Mylène prit son courage à deux mains. Laissant tourner l’enregistreur, elle osa :
-Madame, il nous semble nécessaire d’interrompre cet entretien. Vous ne semblez pas dans votre état normal, vous avez besoin de repos. Nous vous promettons de ne rien diffuser de tout ceci sans votre…
Farida Cherki se releva d’un bond, comme électrisée :
-Rien à foutre de tes conseils, la blondasse ! C’est moi qui commande ici ! J’ai fait fermer plein de tribunaux dans toute la France, moi ! J’ai fait voter plein de lois, moi ! Je te fais jeter en taule si tu m’emmerdes !
Mylène en resta pétrifiée. Bérénice vint à la rescousse en se levant à son tour :
-Madame la Ministre, vos propos sont inacceptables, et nous allons…
-Tu vas faire quoi, la grognasse ? Va donc te faire baiser par le chauffeur de ton alcoolo de mari !
La jolie brune s’empourpra, et Mylène crut un instant que sa copine allait gifler la Ministre. Elle la prit par le bras :
-Viens, Bérénice. On s’en va…
Farida balaya d’un revers furieux les objets présents sur son bureau :
-Personne ne s’en va, les pétasses ! On fait l’interview !
La porte dorée s’ouvrit sur l’huissier, accompagné de deux hommes en uniforme et d’un autre en civil portant une petite mallette. Un quatrième larron en costume-cravate s’ajouta au groupe. Le directeur de cabinet de Farida Cherki.
-Madame la Ministre, il faut vous calmer. Je vous ai entendu crier depuis l’autre bout du couloir. J’ai pris la liberté de faire venir le médecin, afin de…
Les yeux hors de la tête, Farida Cherki bondit littéralement de derrière son bureau en brandissant son stylo comme un poignard. Les deux journalistes s’écartèrent au dernier moment, laissant aux deux gardes le soin de maîtriser la furie. Quelques minutes plus tard, en sueur, le visage couvert de griffures er d’ecchymoses, les policiers et le médecin avaient réussi à plaquer la Ministre sur un canapé en cuir et à lui injecter un calmant. Elle semblait épuisée, et plus ou moins assoupie.
Le directeur de cabinet, bouleversé, s’épongea le front :
-Bon Dieu, qu’est-ce que ça veut dire ? Elle a toujours été caractérielle, mais là, c’est de la démence ! Quand Tiégault est venu m’avertir, je n’arrivais pas à y croire. Il va sans dire, mesdames les journalistes, que le gouvernement compte sur votre discrétion…
-Cela va de soi, Monsieur, fit Mylène, soulagée de la fin du cauchemar. Mais comment expliquer cela ?
Le téléphone tombé du bureau ministériel se mit à sonner. Le chef de Cabinet ramassa l’appareil et porta le combiné à son oreille :
-Madame la Ministre est indisponible. Si c’est urgent, veuillez…
-Elle a fait sa crise, n’est-ce pas ? susurra une voix grave et métallique.
Le dir’cab pâlit :
-Co…comment le savez-vous ? Qui est à l’appareil ?
-Je vous conseille de la faire interner d’urgence. Elle est devenue dangereuse. Quoique, finalement moins que lorsqu’elle était en exercice ! [petit rire inquiétant] Elle qui voulait faire juger les fous, quand on y pense…Au fait, deux choses à savoir : que personne ne s’amuse à essayer la belle robe de madame la Ministre. Faites-la analyser, cela occupera vos laborantins de la police. D’autre part, vous trouverez le vrai livreur de Christophe Rodi endormi dans le coffre d’une BMW rouge, garée dans le parking souterrain le plus proche de la place Vendôme, niveau 1, emplacement 36.
-Mais qui êtes-vous, bon sang ?
-Ne faites pas l’idiot : Fantômarx, bien sûr ! » Il y eut l’inévitable rire sardonique, et l’homme raccrocha.
Le haut-parleur étant resté branché par inadvertance, toutes les personnes présentes avaient suivi la conversation, dont la fin fut suivie d’un silence de mort.
*
Une sorte d’été indien inhabituel plombait l’après-midi, et ajoutait à la lourde ambiance de la réunion exceptionnelle organisée à l’Elysée, dans le bureau du Président de la République.
Lucas Zarkos avait convoqué, en sus de son directeur de cabinet Fernand Crémont, ses conseillers les plus proches, Charles Guéhaut et Henri Nagant. Faustine Morteil, de la PJ, et Samuel Barcino, patron de la DCRI, étaient présents. Personne d’autre. Comme d’habitude, le président mettait sur la touche son Premier Ministre et court-circuitait Estelle Dubin-Marie, chargée de l’Intérieur.
-Ce sont des nuls, et je ne leur fais pas confiance pour une affaire aussi grave, expliqua sèchement le petit brun, plus nerveux que jamais, à la directrice de la PJ. Comment se porte madame Cherki ?
-Elle est toujours en observation au Val-de-Grâce, mais les médecins ne constatent aucune amélioration significative. Quand les calmants cessent leur effet, elle retombe dans cet état d’agitation violente que nous vous avons signalé. Il faudra certainement l’interner dans un établissement spécialisé.
-Sa famille ?
-Nous lui avons dit qu’elle a été victime d’un empoisonnement, sans beaucoup plus de détails. L’analyse des tissus de la robe a révélé la présence d’une toxine d’origine végétale tirée d’une plante africaine très rare. Elle attaque par imprégnation au contact de la peau et agit sur le cerveau en détruisant les facteurs d’inhibition.
Zarkos soupira, et baissa la tête.
-Le salopard. Car on ne peut pas douter que c’est « lui », n’est-ce pas ?
-Revendication rapide, mode opératoire diabolique avec substitution d’identité parfaite. Tous ceux qui connaissaient ce Michel, chez Rodi ou place Vendôme, s’y sont laissé prendre.
Samuel Barcino, un petit gros d’allure faussement joviale, intervint :
-Pour l’instant, Fantômarx n’a pas annoncé son forfait dans les médias, ce qui nous change un peu. Mais cette fois, il vous a contacté directement, M. le Président…
Ce dernier saisit un fax qui traînait sur son bureau :
-Ouais, parlons-en ! Il s’engage à ne rien dire et à suspendre ses attaques si je m’engage à appliquer un autre programme de gouvernement ! Du délire : quitter l’OTAN, retirer nos troupes d’Afghanistan, renationaliser les secteurs-clés de l’économie, renoncer à notre politique fiscale favorable aux grandes fortunes, et sortir de l’Union européenne si celle-ci n’abandonne pas ses règles « ultralibérales » !
-Il nous donne jusqu’à ce soir Minuit pour annoncer à la Nation ce virage sur l’aile, ajouta Fernand Crémont.
-Quelle audace ! s’exclama Henri Nagant, sans que l’on puisse distinguer à coup sûr ce qui l’emportait chez lui, entre l’indignation et l’admiration.
-Et toujours aucune piste sérieuse, bien sûr ? grommela le Président en se tournant vers Morteil et Barcino.
-Nous nous heurtons chaque fois à un manque total d’indices utiles, répondit ce dernier. Ce type prend toutes les précautions, brouille les cartes en permanence. A moins qu’il ne fasse une grossière erreur, notre seule chance sérieuse reste une dénonciation, une trahison d’un de ses complices. Et il doit en avoir pas mal, pour lancer de telles opérations. Nos collègues d’Interpol et d’Europol nous ont signalé une recrudescence des piratages informatiques visant les grandes entreprises, et notamment les sociétés financières. Des fonds considérables ont été détournés depuis quelques mois, dans le Monde entier, ce qui aggrave encore la crise économique. Par contre, certains partis politiques et syndicats d’extrême-gauche, diverses associations contestataires, ont reçu des donations exceptionnelles de mystérieux bienfaiteurs…
-Et ça, c’est encore lui ? grinça le Président.
-Nous avons tout lieu de le craindre, répondit Barcino.
-En attendant, dit Charles Guéhaut, cela fait fuir les investisseurs des marchés européens. Le fait que vous présidiez l’Union européenne jusqu’au 31 décembre prochain explique sans doute que Fantômarx ait concentré ses attaques contre la France. Le problème, c’est qu’il s’en prend à ceux qu’il appelle les « puissants », et cela risque de le rendre populaire. La mort de Norbert Pita n’a fait pleurer personne en dehors de sa famille proche. En clair, nous aurons du mal à mobiliser l’opinion pour défendre les grosses fortunes, ou les hauts dirigeants de ce pays et d’une UE toujours plus impopulaires. Après avoir remonté un peu à la faveur de la crise géorgienne, votre cote retombe dans les sondages. En cas d’élections présidentielles anticipées, de plus en plus de sondés répondent spontanément qu’ils voteraient Fantômarx !
Zarkos bondit, et son épaule droite eut un mouvement convulsif :
-C’est une blague, ou quoi ?
-Cela rappelle l’effet Coluche, en 1981, commenta Henri Nagant. Un vote protestataire et iconoclaste.
-Ouais, mais là, on a pas affaire à un comique ! C’est un meurtrier !
-Justement, M. le Président, j’allais y venir : vous devez contre-attaquer, réoccuper le champ médiatique…Ce Fantômarx a réussi à devenir une vedette. Il faut dégonfler la baudruche !
-Et comment ?
-Parlez ce soir sur les trois premières chaînes, en léger différé pour éviter les incidents. Dites la vérité aux Français sur ce qui s’est passé avec madame Cherki, insistez sur les conséquences désastreuses des menées de Fantômarx sur l’investissement et l’emploi en France et en Europe. Affirmez que vous ne cèderez pas à son chantage terroriste…montrez vous offensif ! Vous incarnez la démocratie !
Au fur et à mesure de ces propos virils, on vit le Président se regonfler au physique comme au moral. La guerre de mouvement, c’était son truc. Aux flics de continuer leur travail de fourmis et de traquer le Monstre. A lui de montrer aux Français qui était le chef.
*
A vingt heures, ce soir là, des millions de téléspectateurs s’apprêtaient à regarder l’intervention du Chef de l’Etat. FT1, chaîne privée de son grand ami Maurice Gouybes, n’avait rien à lui refuser, pas plus que les deux chaînes publiques dont le patron était nommé par l’Elysée. Lucas Zarkos apparut comme à l’accoutumée dans le salon des conférences de presse du palais présidentiel, sur fond de baie vitrée donnant sur les jardins.
« M. Fantômarx, vous avez beau avoir cent visages, vous n’aurez jamais qu’une seule tête…et elle finira par tomber ! »
Le ton fut martial, les termes bien choisis, et les secousses corporelles contenues. Du grand art…Dont les millions de gens ne virent rien. Alors que sur leurs écrans de contrôle, les techniciens ne constataient rien d’autre que ce qui avait été enregistré quelques minutes auparavant, un tout autre spectacle se déroulait sur les téléviseurs du bon peuple.
Si le décor et l’orateur étaient apparemment les mêmes, l’attitude et le propos présidentiels différaient fortement de la version prévue. Zarkos gesticulait comme un pantin, totalement dominé par ses tics habituels qui faisaient le régal des humoristes. A ce spectacle grotesque s’ajoutait un discours quelque peu surprenant :
« Je vais vous dire une chose, car il faut dire la vérité aux Français ! Il y a eu dans ce pays suffisamment de cons pour croire à mes bobards et voter pour moi l’an dernier. Vous payez maintenant l’addition, pendant que je prends mon pied avec mes copains pleins de tunes. Malheureusement, cet enfoiré de Fantômarx vient troubler mon bonheur. Il bute tous mes amis, le salaud. Et il a rendu foldingue cette pauvre Farida, parce qu’elle avait arrangé le coup avec la Justice dans l’affaire opposant Pita à la Société de Crédit du Rhône ! C’est tout de même extraordinaire qu’on ne puisse plus magouiller tranquillement dans ce pays ! Alors qu’est-ce que je peux faire, qu’est-ce que je dois faire ? Eh bien, vous offrir un grand moment de télévision : envoyez le bouzin ! »
S’ensuivit aussitôt une séquence extraite du Gendarme à New York, où les pitres de Saint-Tropez s’essayaient à une mauvaise parodie de West Side Story. Les visages des acteurs avaient été modifiés informatiquement, pour leur donner les traits du Chef de l’Etat (dans le rôle de Cruchot) et de certains de ses ministres.
La plaisanterie dura cinq bonnes minutes, avant que l’alerte ne soit donnée sur les trois chaînes, et que des techniciens ne découvrent la supercherie : une cassette avait été glissée dans le réseau, et diffusée à la place du véritable enregistrement qui ne se déroulait qu’en circuit fermé dans les studios et à l’Elysée.
Dans la foulée, Fantômarx réapparut sur le Net et revendiqua la bonne blague, avant de conclure par un sinistre avertissement :
« J’ai offert à M. Zarkos un moyen raisonnable de mettre un terme à cette agitation. Il l’a refusé…tant pis pour lui et ses amis. Le combat continue. Fantômarx vous souhaite bonne nuit, et vous dit à bientôt ! »
A suivre…
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