vendredi 8 août 2008

Les EXPLOITS de FANTOMARX

Chapitre 1 : bloody parachute

Dans l’habitacle de l’appareil, aucun des passagers n’avait pipé mot depuis le décollage. Ce n’était pas tant le vrombissement des moteurs, assez modéré sur cet avion haut de gamme, qu’une certaine appréhension avant le grand saut qui imposait le silence. Pour les trois parachutistes, il ne s’agissait pas d’une première fois, et celle-ci allait être bien encadrée, puisque chacun allait affronter le vide accompagné d’un moniteur chevronné.
Non, l’anxiété était d’une tout autre nature : il allait falloir en mettre plein la vue à un parterre de personnalités réunies pour l’université d’été de l’UEDF (Union des Entrepreneurs de France), dans le parc du château de Bordilly, au sud de la capitale. Cette idée grandiose avait germé dans le cerveau d’un petit bout de femme aussi appétissante qu’un vieux morceau de Munster abandonné trop longtemps au fond du frigo. Ce n’était certes pas par son physique de rêve que Florence Parigot s’était hissée à la tête du mouvement patronal français, mais par un culot et une ambition sans faille. Les longues et vilaines dents de l’héritière d’une confortable entreprise de VPC rayaient tous les planchers où elle avait posé les pieds depuis sa plus tendre enfance.
C’était pour donner une image branchée et audacieuse à un grand patronat quelque peu bousculé, médiatiquement parlant, par la conjoncture, que Mme Parigot avait eu l’initiative de cette ouverture spectaculaire. Sur les quelque quarante membres du Conseil exécutif de l’UEDF, seuls dix, puis deux, avaient finalement accepté de se joindre à elle pour le grand saut. La trouille certainement, mais aussi une certaine réticence quant à l’idée même de prêter ainsi le flanc aux mauvais esprits, qui ne manqueraient pas de dauber sur ces « golden parachutés » de grands patrons. Quelque peu déçue, Florence s’était finalement réjouie de la pleutrerie de ses collègues…avec seulement deux autres types, elle allait plus facilement capter toute l’attention des médias et des prestigieux invités du congrès. « Tel le Christ au milieu des deux larrons », aimait-elle à se dire en toute modestie.

*

La vaste pelouse qui s’étendait devant le château de Bordilly était à peine visible tant la foule y était compacte, ne pouvant s’étaler à sa guise à cause des barrières et du service d’ordre qui clôturaient le périmètre de sécurité de la « drop zone ».
-Si avec toute la place qu’on lui laisse, elle ne se pose pas comme il faut, c’est qu’elle vraiment nulle , grommela Didier Sauvet-Gauvagnac, le ponte de la métallurgie, qui ne portait pas la mère Parigot dans son cœur.
-En tout cas, si elle se plante, elle ne pourra pas accuser la météo ! ajouta Simon Bitruk, le magnat des télécoms.
-On dirait presque que vous déplorez ce temps superbe, glissa perfidement un grand jeune homme brun en costume Armani.
-Mais non, mais non…tout cela est fort agréable. Et le champagne est délicieux, vous devriez en reprendre.
-Désolé messieurs, mais le devoir m’appelle… »
Le jeune homme prit congé et se mit à parcourir les allées et les buffets couverts chargés de victuailles coûteuses. Jean-Marie Fondar, journaliste chic et choc du Beaumarchais, avait l’habitude de ce genre de mondanités. Sa mine avenante et sa silhouette décontractée, toujours à l’aise dans les tenues les plus diverses, avaient fait de lui l’incontournable reporter des grands de ce Monde et des grandes occasions en général. Il avait l’art de s’immiscer dans toutes les conversations intéressantes et d’en retirer les infos qui plaisaient à son rédacteur en chef. Par ailleurs, ce petit monde de pognon et de frime le fascinait, au moins autant que la grisante impression de participer au vrai pouvoir.
Au milieu de tout ce gratin de la finance, de l’industrie, des médias et du reste, de ces Français, Allemands, Chinois, Emiratis, Indiens, il évoluait comme le poisson pilote dans un banc de requins. Partout des bribes de phrases lui revenaient, tournant toujours autour des mêmes thèmes : « créer de la valeur pour l’actionnaire », « dégraisser l’Etat », « déréglementer », « défiscaliser »…C’était là son monde et ses valeurs.
Celle qu’il espérait bien retrouver apparut derrière une sorte de pièce montée de petits fours au caviar iranien. Mylène de Castelbougeac, journaliste à Paris Challenge, avait deux bonnes raisons de l’intéresser : primo, elle était terriblement séduisante ; secundo, elle n’avait pas encore accepté de coucher avec lui, ce qui lui arrivait rarement. Il admira un instant la superbe blonde en robe fourreau blanc, qui souriait en écoutant les propos anodins du milliardaire indien Kishmi Muttal. L’épouse magnifique de ce dernier, en sari de soie, vint l’arracher aux charmes de la belle journaliste pour l’entraîner vers d’autres convives. Jean-Marie en profita pour l’approcher avec son sourire le plus ravageur :
« Alors, chérie, on se fait offrir un week-end chez les Rajahs ?
-Très drôle…tu sais bien que je déteste ce pays de miséreux. Et les Indiens me font peur.
-Même ceux qui ont du pognon ? Avec ce Muttal, tu ne semblais pas au bord de l’évanouissement !
-C’est le métier…Et toi, tu as glané des choses intéressantes ?
-Du côté des hommes d’affaires entre eux, rien, sinon qu’ils espèrent bien voir Parigot se rétamer. Chez les politiques, c’est plus intéressant…
Il se prit un petit four et le temps de le déguster, histoire de ménager ses effets.
-Oui, quoi ? fit Mylène, ses yeux verts brillant d’un éclat particulier, celui de la plumitive en chasse.
-Lionel Robert, le Ministre des affaires sociales et de la Fonction publique, vient de confier à un ami qu’il y aurait encore 150 000 emplois de fonctionnaires supprimés cette année.
-Bof ! Pas très original…en tout cas, ils en garderont toujours assez pour se protéger. Toute la région grouille de flics. J’ai été contrôlée cinq fois avant même d’arriver au château.
-Eh bien ça, tiens toi bien, c’est à cause de Fantômarx !
-Fantômarx ?
-Tu ne connais pas ? Je te croyais si bien connectée… » Il eut un petit rire agaçant.
-Jamais entendu parler…encore une de tes âneries !
-Pas du tout. Je le tiens de Mme la Ministre elle-même. Elle tient salon près des professionnels de la sécurité, là-bas sous les arbres.
-Et qu’est-ce qu’elle raconte encore, la vieille bique ?
-Le gouvernement a reçu par courrier un avertissement d’un certain « Fantômarx », comme quoi ce dernier allait frapper un grand coup dans les quarante-huit heures.
Mylène fit la moue.
-Encore un pauvre débile qui cherche à se faire connaître. Ça me rappelle ce crétin qui faisait sauter les radars au bord des routes, tu sais le gars qui s’est fait exploser chez lui avec son propre matériel ? Ton « Fantômarx » doit être du même acabit. Et puis, quel nom ringard ! Ne me dis pas que les autorités prennent ça au sérieux ?
-Bah, on ne sait jamais. En tout cas, on est en « vigipirate » renforcé. Avec tout ce beau monde, il y a de quoi tenter des terroristes…
-Beau monde, c’est relatif. Vise un peu par là… »
Jean-Marie suivit le regard de la belle blonde, et aperçut une silhouette titubante qui se tenait à une table chargée d’alcools en tout genre. La crinière bouclée et huileuse, le visage bouffi ne pouvaient laisser aucun doute. Jean-Loup Borlouis, Ministre de l’environnement, en tenait déjà une bonne. Il échangeait des plaisanteries aussi grasse que sa chevelure avec quelques lobbyistes de l’agro-alimentaire et du nucléaire, tout en reluquant de temps à autre le décolleté de la serveuse.
-Toujours aussi pitoyable, notre alibi écolo. Même bien habillé, il fait SDF.
-Tu l’as dit, approuva Mylène. Je comprends que sa femme aille voir ailleurs. Tu as vu qui la drague, là-bas ?
Jean-Marie essaya de distinguer l’épouse du Ministre dans le kaléidoscope de costards, tailleurs et colliers de perles qui encombrait l’allée. C’est alors que quelqu’un cria :
« Les voilà ! »
Des milliers de paires d’yeux se levèrent vers le ciel limpide. Fondar chaussa ses Ray-ban et scruta l’azur, à la recherche de ce que tous attendaient avec impatience.

*

« Nous y sommes, lança le copilote depuis le cockpit. Préparez-vous ! »
Florence Parigot et ses collègues se redressèrent, reproduisant les gestes qu’ils avaient moult fois répétés. Les moniteurs se placèrent derrière eux et bouclèrent les sangles qui allaient les lier pendant leur chute. Celui de la patronne des patrons s’appelait François. C’était un assez beau mec coiffé en brosse, au visage impassible et au regard d’un bleu acier, à la fois dur et indéchiffrable. Florence le connaissait depuis une semaine, mais n’arrivait pas à se départir d’un étrange sentiment à son égard. Il avait l’air très sûr de lui, très professionnel, mais avec un je ne sais quoi d’inquiétant.
« Ajustez vos casques… testez les fréquences… »
Florence règla d’abord le curseur sur la fréquence de l’équipe au sol :
« Ici Parigot…vous me recevez ? A vous, Bordilly.
-Ici Bordilly…bien reçu. Votre appareil est bien visible maintenant. Les caméras sont braquées, et l’on attend plus que vous.
-A tout de suite, Bordilly ! »
Elle testa ensuite la liaison avec François :
-Je vous reçois fort bien, madame, répondit l’homme d’une voix dont le timbre métallique ne devait pas tout au micro. Prête ?
-Prête ! lâcha-t-elle dans un souffle.
La porte s’ouvrit d’un coup, et un vent démoniaque s’engouffra dans la carlingue. Les trois couples de parachutistes, engoncés dans leur combinaison, s’alignèrent avant le grand bond. A toute seigneure tout honneur, Florence Parigot sauterait la première. Elle et François s’approchèrent de l’ouverture.

*

« Tu les vois ? Tu les vois ? Prête-moi tes jumelles, bon sang !
Mylène trépignait d’impatience, furieuse de s’être laissée piquée les jumelles que des larbins venaient de distribuer gracieusement aux invités. Il n’y en avait pas pour tout le monde, et quelques beaux messieurs et dames bien mises commençaient déjà à se les disputer.
« Je les vois, commenta sobrement Jean-Marie sans réagir à ses propos. Ils viennent de sauter !
Une sourde clameur monta de la foule.
-Avec cette faible brise, et s’ils n’ont pas plus de vent là haut, ils n’auront aucun mal à se poser devant nous.
-Je t’ai demandé quelque chose ! gronda Mylène, dont les yeux verts tournaient au noir.
Elle lui arracha les jumelles des mains.

*

Et voilà, ça y était. Florence Parigot flottait en l’air, bras et jambes en croix, plaquée contre le corps vigoureux de son moniteur. Le moment le plus effrayant était passé, et elle se laissait porter par la grisante sensation d’un vol au-dessus du damier des champs d’Ile-de-France. Ses lunettes de saut protégeaient ses yeux du souffle violent de l’air, et elle essaya de repérer le parc du château de Bordilly. Elle reconnut la grande bâtisse blanche réduite à trois morceaux de sucre, la pièce d’eau, les bois vert sombre entourant le vaste pré, les stands colorés et la foule moutonnante qui l’attendait. La pastille orange marquant la drop zone.
« Tout va bien, madame ? grésilla la voix de François dans son oreillette.
-Oui…très bien…On ouvre bientôt le pépin ?
-Dans un instant, madame…je vérifie quelque chose. »
Les mains du moniteur commencèrent à s’affairer le long des sangles qui reliaient étroitement les deux parachutistes, caressant au passage le corps malingre de Florence.
« Il ne va pas me peloter, quand même ! » pensa-t-elle avec amusement teinté d’amertume. En fait de pelotage, la patronne des patrons n’avait pas eu sa dose depuis longtemps.
Regardant à droite et à gauche, elle vit soudain leurs compagnons de saut bondir vers le ciel dans un claquement sonore. Les grands parachutes rectangulaires aux couleurs de l’UEDF venaient de se déployer. Quant au sol, il se rapprochait de plus en plus vite maintenant. Que trafiquait donc François ?

*

« Il y a quelque chose d’anormal », dit Mylène, tandis qu’un bruissement de voix inquiètes parcourait la cohue de VIP.
-On dirait qu’il n’y a que deux parachutes d’ouverts, ajouta Jean-Marie. Ils devaient être trois, et d’ailleurs j’en bien vu trois qui sautaient. Je me demande lequel a des ennuis…
-A moins que ce ne soit encore un coup de la mère Parigot, elle en serait bien capable ! Mais elle prend des risques : ils sont rudement bas maintenant…

*

« François ! Qu’est-ce qui se passe ? glapit Florence.
-Il se passe, madame, que vous saluerez vos invités sans moi… »
Il y eut un double déclic, et le moniteur se décrocha brusquement avant d’ouvrir sa toile. Horrifiée, Florence se retint de hurler en se souvenant qu’il lui restait un recours : son parachute ventral. Elle chercha fébrilement le cordon d’ouverture, saisit fermement l’anneau et tira avec vigueur. Il y eut un bref instant d’angoisse, puis le sac laissa s’échapper la voilure salvatrice.

*
« Ben voilà, il s’ouvre…je te l’avais bien dit, c’était du pipeau pour nous faire frissonner, dit Mylène en rendant les jumelles à son collègue.
-Je me le demande, murmura celui-ci en les réglant à sa vue.

*

Florence Parigot n’était plus qu’à deux cents mètres du sol, et avait réussi à se guider au-dessus de la drop zone en manoeuvrant les suspentes. Elle est la fois très fière de son sang-froid et furieuse de l’abominable blague que ce type lui avait jouée. Il allait le payer très cher. Ayant repris son souffle, elle régla son micro sur la fréquence de l’équipe au sol. Elle allait lui envoyer tous les flics aux trousses, à cet enfoiré !
D’affreux grésillements se firent entendre, et au lieu de ce qu’elle attendait, ce fut François qui lui répondit :
« Désolé d’occuper la fréquence, chère madame, mais je tenais à m’assurer que vous alliez bien…
-Espèce de salaud ! Qu’est-ce qui vous a pris ?
-Je voulais seulement vous faire apprécier ce qu’éprouvent tous ces employés que vous et vos pareils licenciez à tour de bras, sans parachute doré pour les aider à atterrir en douceur…plaisant, non, cette sensation d’impuissance, de chute inéluctable ? Car on n’y peut toujours rien, n’est-ce pas ? C’est la loi de la nature…la gravité universelle…
-Salopard ! Vous irez en taule pour ça ! »
Un claquement sinistre se fit entendre, et Florence bascula brutalement sur le côté. Une suspente venait de lâcher, et elle n’était plus tenue à son parachute que par l’épaule gauche. Elle poussa un cri perçant.
« Ah, j’oubliais, fit la voix métallique du moniteur. Je vous ai réservé une petite surprise, pour ne pas faire attendre plus longtemps vos chers invités. Ils vont être gâtés, eux aussi ! »
Un rire sardonique éclata dans l’oreillette de Florence, tandis qu’un autre craquement annonçait la rupture imminente des dernières courroies.

*

Sur la pelouse du château de Bordilly, ce n’était plus que stupéfaction et cris d’horreurs. A cent mètres du sol, Florence Parigot, privée de son parachute, tombait en chute libre. Certains entendirent son ultime hurlement avant qu’elle ne s’écrase en plein sur le cercle orange de la drop zone. Le service d’ordre eut fort à faire pour contenir la curiosité macabre de la foule de nantis qui se pressait aux barrières métalliques.
Policiers en civils, gendarmes, pompiers et infirmiers s’élançaient vers le lieu du crash, tandis que crépitaient les flashes, chauffaient les caméras et les portables dernière génération. Jean-Marie et Mylène essayaient de forcer le passage, quand la jolie blonde s’exclama :
« Voilà les autres ! On les avait presque oubliés, ceux-là ! »
De fait, les deux autres couples de parachutistes s’apprêtaient à atterrir en douceur sur le pré. Quelques gendarmes leur faisaient des grands signes pour qu’ils tentent d’éviter de se poser trop près de l’emplacement du drame, et les moniteurs actionnaient frénétiquement leurs suspentes pour agir ainsi, quand soudain…
Deux explosions assourdissantes retentirent. Les parachutes déchiquetés allèrent mollement s’accrocher aux branches des chênes centenaires, pendant qu’un début de panique traversait la foule. Des cris dégoûtés fusèrent lorsque des convives s’aperçurent que leurs beaux vêtements étaient mouchetés de sang, ou maculés d’autres liquides immondes. Une femme tourna de l’œil quand elle vit une main humaine au milieu d’un plateau de sandwiches végétariens de chez Fauchon.
Sur tous ces gens tétanisés, sur cette pelouse où l’on n’avait jamais vu autant de fric au mètre carré, tomba enfin une pluie de tracts rouges. Mylène en saisit un au vol. Jean-Pierre en ramassa un autre d’une main tremblante, les oreilles encore sifflantes, et lut ces mots en gros caractères noirs :

FANTÔMARX VOUS SALUE BIEN
ET VOUS DIT : « À BIENTÔT ! »

A suivre…

1 commentaire:

Sister M a dit…

Ca commence fort, il va falloir tenir sur la durée...